Une faille dans le réel
→ Résidence de recherche autour de la pratique du dessin — Du 04 au 30 Septembre 2024
Lou-Andréa Lassalle-Villaroya en conversation avec Alice Motard. Extraits.
Le contexte du travail
AM : Lou, ta résidence de recherche autour du dessin aux Ateliers des Arques vient tout juste de s’achever. Tu as passé le mois de septembre dans le Lot avec l’intention de faire du dessin l’objet de ta réflexion et non plus l’outil de tes visualisations. Ton projet, à l’image de ta pratique prolifique et précise du dessin, est tentaculaire avec l’idée de créer – à partir d’une carte mentale dessinée au rotring, nourrie de ton amour pour les fabriques et folies de jardin –, un jeu de rôle, un jeu vidéo, un environnement animé en 3D à arpenter, peut-être une exposition ou même un livre. Peux-tu revenir sur la genèse du projet ?
L-AL-V : Des mois durant, je me suis promenée, depuis mon bureau, à travers les références, les traités et les descriptions, dans des paysages poétiques, sculpturaux et architecturaux… Puis, j’ai dessiné la carte d'un jardin où s'inscrivent différents personnages de ma « Cosmogonie » familiale et des décors issus de ce corpus.
(L’univers plastique de Lou-Andréa Lassalle-Villaroya est construit autour d’une mythologie intime, à laquelle elle donne le nom de « Cosmogonie ». C'est un arbre généalogique de sa propre famille, où chaque membre possède un double fictif et fantastique, dont les attributs (moraux, comportementaux, architecturaux, etc.) que lui confère l’artiste sont inspirés de son histoire personnelle.)
(…) À partir de cette carte, c’est-à-dire en l’utilisant comme une matrice, j’entendais construire, par le foisonnement d'illustrations et les changements de formats, un jeu de piste formel et narratif. Mon ambition était triple : trouver les procédés graphiques qui permettraient que l'on puisse le parcourir et s'y perdre ; disposer, édifier, se promener entre l'ensemble et les détails ; jouer des échelles et des points de vue, en ayant la possibilité de passer d'une vision panoramique macro à celle, micro, du fragment d'une nacre dans une fontaine.
Le projet de la résidence de dessin
AM : Te servir de l’espace octroyé par l’atelier aux Arques pour expérimenter un travail sur de plus larges formats figurait dans tes priorités. Lorsque tu m’as écrit au terme de ta première semaine de résidence, tu t’apprêtais à tenter quelque chose de nouveau.
L-AL-V : (…) Je voulais procéder graduellement à l’augmentation des formats en passant au A2 puis au raisin, puis au mur (…) mais je me suis rapidement aperçu qu’augmenter l’échelle du papier, en dessinant sur un format trois fois plus grand que d’ordinaire, n’était pas suffisant pour casser mes habitudes. Dans l’atelier, j’ai recouvert deux murs de papier en décidant que l’un était pour un décor général et l’autre pour des éléments sculpturaux que je découperais ensuite pour créer des volumes dans l’espace.
AM : Qu’est-ce que cela donné et cela t’a-t-il permis d’inscrire ta propre corporalité et tes mouvements dans le dessin ? Passer de l’horizontale à la verticale dans ton processus de travail et de la station assise à la station debout n’a pas dû être une mince affaire ?
L-AL-V : Effectivement. J’ai tracé une structure que j’ai commencé à remplir, en m’appliquant sur les motifs. C’était laborieux, je n’avançais pas aussi vite que je l'aurais voulu mais c’était grisant, je m’hypnotisais moi-même. J'aimais me reculer pour constater que le détail que j'étais en train d’exécuter avec précision se diluait dans l’ensemble et créait une véritable perte de repère dans les jeux d’échelle. (…) Le grand dessin est devenu un fil rouge : je commençais ma journée avec lui jusqu'à ce que je ne puisse plus le supporter (…)
AM : Et s’agissant de l’autre pan de mur ?
L-AL-V : J’ai commencé des modèles à côté dans l’intention de les extraire par la suite, parce que j’avais en tête de découper la grande fresque et de l'installer sur une structure comme un décor de théâtre. L’exposition que Jim Shaw avait faite au Capc en 2010, où l’on se baladait au sein d’une iconographie populaire et grinçante, fût l’une de mes grandes claques esthétiques. Depuis que j’ai croisé son fœtus suspendu, je rêve de scénographie où dessins et symboles graphiques deviennent des installations en volume à arpenter. Le Stonehenge gonflable de Jérémy Deller ou le décor de David Hockney pour The Rake's Progress de Stravinsky sont pour moi des manifestes.
Hors les murs de la résidence
AM : Le contexte environnant de la résidence, et notamment ce dédale de pierre – des kilomètres de galeries souterraines – creusé par l’ermite Jean-Marie Massou (1950-2020) dans sa forêt de Marminiac pendant 45 ans et auquel le plasticien Antoine Boutet – en résidence aux Arques- a consacré un film-documentaire (Le Plein Pays, 2009), a-t-il été à la hauteur de tes espérances et a-t-il nourri le projet dans la direction attendue ?
L-AL-V : La visite du domaine de Jean-Marie Massou était folle, une expérience littéralement extraordinaire. (...) J’en avais entendu parler par mon père tout d’abord. Il y a quelques années, j’ai redécouvert son existence à la faveur de posts de Sammy Stein et Jack Tezam, deux dessinateurs et auteurs de BD mais aussi des collecteurs d’expériences collectives, souterraines et politiques, qui déploient des concepts autour de l’imaginaire, de la culture populaire, du rêve et des mondes parallèles qui me parlent.
Les mythologies personnelles
AM : En quoi peut-on rattacher vos deux mythologies personnelles ? Notamment dans le contexte du travail que tu as développé aux Arques ?
L-AL-V : Nous avons tous deux recours à des archétypes de constructions, notamment des architectures à taille humaine comme la cabane ou la grotte. Jean-Marie Massou creusait et édifiait : il creusait des galeries souterraines, sortes d’immenses cathédrales en longueur, en posant d'énormes pierres en travers de failles pour créer des effets de lumière dramatiques ; et il construisait des mausolées au bord de chemins menant à différents lieux symboliques.
Pour entrer dans son royaume, on doit passer par l’encadrement formé par des pyramides devant lesquelles s’élèvent deux sphinx en pierre, très sommaires mais reconnaissables. Ils sont magnifiques. J’étais très émue, ayant moi-même réalisé deux sphinx et une pyramide lorsque j’avais été invitée à imaginer un refuge périurbain en bordure d’un plan d’eau en Gironde en 2016. Cette œuvre pérenne et praticable (pensée autour de la fiction survivaliste entourant le personnage de mon cousin Félix) est un abri terrestre de fin du monde, entre ciel et eau, à Ambarès-et-Lagrave. Le monde de Jean-Marie Massou se situe, lui, entre le ciel – d’où viendra le peuple extraterrestre qui sauvera l’humanité de l’apocalypse (précipitée, selon lui, par la surpopulation et le désastre écologique) – et le monde souterrain, qu’il s’était donné pour mission d’explorer à la recherche d’un vaisseau pour les rejoindre.
Les dynamiques d’écriture
AM : Peux-tu justement m’en dire un peu plus sur les ressorts d’écriture qu’implique le jeu de rôle que tu prépares ?
L-AL-V : À ce jour, j'ai écrit une bonne soixantaine de pages de descriptions et de conséquences d'actions, d'objets et de PNJ (« Personnage non-jouable » ou « non-joueur ». Dans l’univers des jeux de rôle, il s'agit le plus souvent d'un allié ou d'un personnage de l'histoire que le joueur ne peut pas incarner, mais avec qui il est amené à interagir) sous la forme d'un jeu de rôle. Mais après avoir fait une partie sur table – aux côtés de Guillaume Regnaut, l’ami que tu m’as présenté lors de ta visite estivale – j'ai surtout compris qu'il fallait tout documenter de façon pratique pour s'accorder la plus grande liberté d'interprétation. Le jeu de rôle a cela de fascinant qu’il convoque non seulement la tradition orale mais révèle son essence dans le corps et la voix de celleux qui y participent.
J’ai donc compris en jouant que je ne pouvais pas écrire de JDR (« Jeu de rôle » sur table (à la différence de GN pour « Grandeur nature ») comme on rédigerait un texte linéaire mais plutôt que la mise en récit passait obligatoirement par un inventaire de lieux, d’objets, d’effets, de personnages qui auraient chacun un sens et différentes possibilités d’interagir selon l’intention que je voulais donner. Ces potentialités, que le Maître du jeu détient et incarne, sont fascinantes, tout comme les possibilités que l’on a en tant que joueur·se d’interpréter et d’improviser. On se situe vraiment à la lisière entre théâtre et stand-up, grâce à cette légère ironie qui nous rappelle sans cesse que nous sommes en train de jouer. Cette incarnation par le corps qui n’est pas mis en scène par l’autorité d’un spectacle mais est un outil de mime et de transmission m’intéresse particulièrement. (…) Créer une authenticité factice mais qui devient plausible grâce à la vraisemblance des éléments la contextualisant facilite d’autant plus l’immersion.
Appliquer cette méthode, pour un temps donné, au sein d’un groupe de personnes, qui s’engouffrent dans cette faille dans le réel et prennent très au sérieux une quête fantastique, est l’une de mes intentions artistiques depuis la création en 2012 de la société secrète issue du paysage culturel et sociologique de mon village natal : le Caylus Culture Club (CCC).