Le chemin se fait en marchant
→ Le chemin se fait en marchant — 31eme résidence d'artistes
Entretien avec Balthazar Heisch, artiste, et Frank Lamy, responsable de la programmation des expositions temporaires de MAC.VAL, invités comme commissaires de la 31ème résidence d’artistes aux Ateliers des Arques, par Anaïs Chapalain.
« Le chemin se fait en marchant » est le titre d’une œuvre d’Esther Ferrer, pouvez-vous nous en dire plus ? À la fois sur Esther Ferrer, dont l’esprit a marqué Les Arques tout ce printemps et sur le choix de ce titre pour la session de résidence ?
FL : Il s’agit en effet du titre d’une action d’Esther Ferrer citant un poème dans Antonio Machado. Cette action n’a d’ailleurs pas été activée lors de la résidence. Pour moi, choisir ce titre était une manière de dire très clairement que ce qui nous intéressait n’était peut-être pas tant le résultat que le processus. Que nous n’avions pas d’idées préconçues. Que les choses allaient advenir et se préciser au fur et à mesure. Et que, dès le départ, la question de l’incertitude était structurante. Il allait être question d’expérimenter, de rechercher, de travailler.
La figure d’Esther a, en effet, plané sur la résidence, au-delà de ma proposition de travail. Je trouve, en effet, la posture d’Esther exemplaire a bien des égards en regard de la situation de l’art dans l’extrême contemporain. Aussi bien dans l’économie de moyens qu’elle a mis en place et dans laquelle elle travaille depuis la fin des 60’s. Faire avec ce qui est déjà présent. Ne dépendre de personne.
Une économie dans la fabrication qui s’accompagne d’une réduction radicale du geste artistique jusqu’à l’os os pourrait-on dire. Et aussi, cette manière qu’elle a de ne jamais rien imposer, d’être toujours dans la proposition, dans l’ouverture et l’échange, l’autre.
BH : Pour ma part, j’ai grandi avec un étrange proverbe maternel : « c’est en faisant qu’on devient faisonnier. » Lorsque Franck m’a proposé le titre d’Esther Ferrer, la dimension processuelle, mais aussi performative de ce projet de résidence m’a sauté à l’esprit : faire - et faire quoi que ce soit- c’est ouvrir des espaces de réalité qui ne préexistent pas. En sous-texte, je crois reconnaître la dynamique d’un art, ni du commentaire, ni de la description, mais de l’action, c’est-à-dire qui produit des rapports opérant au monde, au moment où il se fait.
Elle me semble que la présence d’Esther en filigrane a été un excellent guide de franche conduite : construire des espaces par la présence, et inviter tout le monde, faire des choix radicaux, laisser toute sa place au trouble, ne pas refermer l’espace de l’art…
Comment avez-vous choisi vos résident·es ?
Y a-t-il un fil esthétique, politique, ou autre qui les relie ?
BH : Le bottin de paramètres à cocher pour construire l’équipe nous a orienté vers une démarche très progressive et intuitive. Chaque artiste à laquelle nous pensions venait renverser le sentiment qu’on avait de la résidence. Et chaque invitation adressée amenait en retour un projet et des modalités d’exercice qui nous transportaient à un autre endroit.
Nous avons été travaillés dès le début par des questions de manifeste, de faire acte de présence, de mobilité dans la recherche. Par des approches peu étiquetable aussi, quitte à ce qu’on ne sache pas très bien à quoi on a affaire. Ce sont des artistes qui, par ailleurs, produisent aussi des formes identifiables, parfois sexy, parfois bankable. Nous étions sensible à leur inclination à la déroute.
A posteriori cette compagnie me semble comme un mobile en tenségrité. On trouve beaucoup de liens de démarche, conceptuels et plastiques entre les travaux et chaque artiste a physiquement rendu possible une ou plusieurs des œuvres dont elle n’était pas l’autrice. Le week-end de clôture avec les trois nouvelles invitations semblent continuer sur la même lancée.
Vous avez dès le début souhaité " désorganiser" ou "réorganiser" les hiérarchie et les fonctions de chacun.e au sein du groupe de résident·es.
Un commissaire, qui devient artiste, tout en restant commissaire, un artiste qui endosse le rôle de commissaire tout en restant artiste, un graphiste qui expose des objets tout en restant en charge des supports de communication et des artistes qui en invitent d’autres et qui font évoluer la programmation de la session.
Pourquoi ce choix, et est-ce que ça fonctionne ?!
FL : Entre le moment de l’invitation à l’automne 2019 et le lancement de la résidence en mars 2022, le projet a considérablement évolué. J’étais bien évidemment ravi et honoré de cette invitation. Je commençais à imaginer un projet, somme toute assez classique. Il était question d’art et de paysages. Puis il est confinement et autres ont tout décalé. Quand il a fallu se repencher sur le projet, il m’a été impossible de le reprendre exactement là où je l’avais laissé.
J’étais, comme beaucoup, traversé par un besoin, fort de collectif, de ralentissement, d’incertitudes, de désencombrement…
Et aussi de mises en questions de ma pratique au quotidien. J’ai eu donc l’intuition de partager et d’ouvrir cette invitation avec Balthazar Heisch, jeune, artiste et complice. Ensemble, nous avons réuni des artistes de générations et de pratiques diverses, autour d’énergies communes et politiques (détaillée dans le petit journal).
Pour ma part, il ne s’agissait pas tant de désorganiser que d’explorer et faire expérience de la porosité entre nos fonctions et pratiques. De sortir de nos zones de confort. Se laisser la possibilité de l’imprévu. Ne pas savoir où l’on va précisément. D’échapper à une forme d’autoritarisme inhérente à la fonction de DA. D’embrasser pleinement le corps et l’espace de la résidence comme un moment privilégié de travail, sans obligation de résultat.
BH : Cette "mise en crise" au très bon sens du terme, s’est imposée comme sanitaire. Nous avons veillé à ne pas cavaler comme un bon cheval, remplissant les missions et recevant les honneurs. Pas de case cochée, pas d’œillères, ne pas prendre le chemin le plus court.
L’horizontalité que l’on a voulu mettre en place part d’un respect profond pour les formes de vie, qu’on invite (nous y compris !) : des pratiques protéiformes qui veulent s’exprimer toutes à la fois, un artiste au corps double, une invitée qui désire inviter, des artistes locales, qui sont force de proposition, des évènements qui éclosent, en l’absence de leur autrice…
Je ne sais pas si ça fonctionne ou si ça dysfonctionne, je dirais que ça marche.
FL : Une des caractéristiques du projet tenait également aux différentes temporalités activées. À la temporalité longue des résident·es, s’est assortie la temporalité plus courte des invitations ponctuelles. Des choses se sont passées. Des choses se passeront. La temporalité classique de l’évènement est ici mise en question. Les artistes ont par ailleurs, pris en charge les textes du livret d’accompagnement de l’exposition ainsi que les pages de la présente publication qui leur sont consacrées.
Nous avons souhaité poursuivre cette série d’invitations en donnant carte blanche au philosophe Florian Gaîté pour une mise en perspective théorique et sensible de l’aventure.
Nous nous retrouvons un mois après le vernissage, avec le recul, je serais curieuse de savoir comment vous avez vécu cette expérience de résidence, quel pourrait être les décalages entre ce qui était imaginé, et ce qui a été ?
FL : Il m’est impossible de te répondre. Et j’ai envie de te retourner la question. Je ne prévoyais rien et n’étais pas dans une attente spécifique. Le chemin s’est vraiment fait en marchant. Il me semble que l’équipe artistique a vécu des moments forts et intenses de questionnements partagés.
Chacun·e a joué le jeu de l’expérimentation, de la prise de risques, de la recherche. Il va nous falloir à toustes du temps pour digérer ce qui s’est passé collectivement et individuellement.
BH : Je crois qu’il y a eu un gros décalage temporel. Sur le papier, on avait une plage de trois mois pour faire le chemin, en réalité ça a duré quoi… 24 heures ? À l’inverse de Franck, je n’avais pas de vue panoramique HD sur ce qui était en train de se produire.
J’ai aussi ogresquement accumulé les initiatives, par enthousiasme, jusqu’à ce que certaines d’entre elles soient prises en d’autres mains que les miennes. C’était très beau d’agir collectivement dans une délégation sereine et volontaire.
Je suis aussi ému d’avoir vu les artistes dans des états qui m’ont semblé rares. Avec des recalibrages profonds, des lâchers-prises ahuris, des entrains presque brutaux.
La seule chose dont nous sommes sûrs, c’est que le contact avec le village a été lumineux. Les publics récurrents et les commentaires concernés, toujours camarades et généreux, (souvent sans filtres!), ont été un bon témoin de santé des opérations.